CHAPITRE III
Malgré l'émotion causée par cette menace d'origine inconnue, Robert Angelvin s'exclama :
— Deuxième édition, revue et augmentée !
— Ce message radiophonique, déclara Kariven, nous prouve une fois de plus que nous n'avons pas affaire à la magie orientale, mais bien à des gens organisés, à des individus sans scrupules et décidés à tout.
— Ils connaissent même ton nom, renchérit Dormoy en descendant de la cabine de l'hélicoptère. Je me demande ce qu'est, au juste, cette mystérieuse Cité Perdue et ce qu'elle enferme de si précieux pour qu'on en défende aussi jalousement l'accès ?
Kariven fit une grimace sceptique.
— Je ne crois pas trop à la version du « trésor caché », dit-il. Aussi fabuleux fût-il, ses détenteurs n'auraient pas à leur disposition des moyens pareils : une station émettrice, des hommes invisibles et un rayon de la mort...
— Le Rayon ! s'exclama Angelvin. Ce fameux rayon dont parlait l'Américaine. Au fait, où est-elle donc passée, celle-là ?... En tout état de cause, il ne paraît pas très prudent de nous aventurer dans la région de Zack où ce rayon a abattu le quadrimoteur qui transportait une partie de notre ravitaillement.
— C'est exact ! admit Kariven. Nos adversaires possèdent sans doute un poste d'observation dans la montagne et il est inutile que nous nous fassions tuer stupidement en revenant en arrière. Je propose plutôt de partir dès l'aube, en Jeep, afin de reconnaître le terrain en direction du N.-N.-E. Nous suivrons les indications du vieux grimoire et, si nous découvrons les repaires mentionnés sur le plan, nous reviendrons avec les porteurs et le matériel d'étude. Toute la région reste à prospecter, tant au point de vue archéologique que géophysique.
Le Major Bruce, Robert Angelvin et Jean Kariven roulaient déjà depuis une heure lorsqu'ils furent en vue de la passe mentionnée sur le plan jauni qui accompagnait le vieux grimoire.
Deux chaînes de montagnes, aux arêtes vives et aux sommets couverts de neige, semblaient se rejoindre à leur base par une gorge — le défilé de Kartsang-Là — que l'éloignement faisait paraître étroit mais qui, en réalité, devait avoir, à son entrée, deux ou trois cents mètres de large.
Soudain, deux coups de fusil, lointains, déchirèrent le silence de la plaine.
Kariven prit ses jumelles et, tout en faisant la mise au point, scuta l'horizon.
— Curieux, murmura-t-il... Je distingue un groupe d'hommes qui courent dans notre direction.
A ces mots, le Major Bruce sortit trois mitraillettes et vérifia rapidement leur magasin, tandis qu'Angelvin prévenait par radio Michel Dormoy, resté au camp. Kariven, après une hésitation, ajouta :
— Ils ont plutôt l'air de fuyards que d'assaillants ; les voir ainsi courir à la débandade. Tenons-nous néanmoins sur nos gardes, et roulons à leur rencontre.
Au bout de vingt minutes, la Jeep, cahotée sur la rocaille du terrain désertique, arriva à deux cents mètres des hommes aperçus dans les jumelles.
— Ce sont des Thibétains, de simples Sherpas, sans armes ni bagages, précisa Kariven. Mais ou courent-ils ainsi ?
Une quinzaine d'indigènes, pauvrement vêtus, avançaient au pas de course, visiblement exténués et en proie à la plus grande frayeur. Lorsqu'ils virent cet engin bizarre, monté sur roues — la jeep — qui roulait vers eux alors qu'aucun mulet ne le tirait, il poussèrent des clameurs d'effroi et s'égayèrent tous dans une direction différente.
— Voilà des gars qui ne connaissent pas le Salon de l'Auto ! plaisanta Angelvin. Quelle peur nous leur avons faite avec cette vieille jeep !
Inquiet, Kariven fouillait à l'aide des jumelles la passe entre les deux montagnes.
— Ces stupides arriérés ont soulevé un nuage de poussière qui me cache une partie de l'horizon. Il me semble pourtant apercevoir, à l'entrée du défilé, quelqu'un vêtu de blanc au milieu d'un groupe de mulets...
Angelvin décida :
— Allons voir ça de plus près!... La jeep accéléra et, une demi-heure plus tard, stoppa pied des montagnes aux cimes escarpées.
Une huitaine de mulets lourdement chargés attendaient, patiemment, en reniflant le sol rocailleux. Autour d'eux étaient dispersées les charges que portaient les Sherpas avant leur fuite.
Brusquement, de derrière un rocher, une voix de femme s’éleva, autoritaire et impérieuse :
Les mains en l'air ! Pas un geste ou je ne réponds pas des dégâts ! Les trois hommes se retournèrent et, stupéfaits, virent e jeune femme blonde, vêtue d'une saharienne blanche et d'un short kaki. Elle était chaussée de courtes bottes de cuir rouge et coiffée d'un casque colonial crânement rejeté sur la nuque.
Une mèche folle, fuyant le couvre-chef, retombait sur son œil droit et ajoutait à son air décidé. Une caméra 16 m/m pendait sur sa poitrine.
Ses mains, fines mais solides, étreignaient une carabine Winchester munie d'une lunette télescopique.
En voyant cette jeune fille dans cet accoutrement très « exploratrice » à la mode d'Hollywood, Jean Kariven éclata de rire et baissa les bras, bientôt imité par le Major Bruce et Robert Angelvin.
Un peu décontenancée, la blonde solitaire se rapprocha et, sans baisser le canon de son arme, questionna :
— Qui êtes-vous ?
Les trois hommes se présentèrent et Kariven ajouta :
— Miss Barbara Turner, sans doute ? Le pilote de l'avion de reconnaissance qui a signalé l'accident survenu au quadrimoteur parlait de vous dans son message.
Rassurée, la journaliste mit sa Winchester en banc bandoulière et leur serra la main.
— Excusez mon accueil, mais, après ce qui vient d'arriver, j'était en droit de prendre des précautions.
Interrogée, la jeune fille s'expliqua :
— Je m'apprêtais à pénétrer dans ce défilé lorsque, tout à coup, suspendue dans le Vide, entre les parois rocheuses, apparut une gigantesque tête de monstre. la., la chose se tenait en l'air, grimaçante et horrible, en ricanant. Cela peut vous paraître incroyable, mais je n'ai vue, de mes yeux vue. Elle avait bien dix mètres de haut sur cinq de large !... Terrorisés, mes Sherpas laissèrent tomber leur charge et me plantèrent là avec les mulets !
Son joli visage reflétait plus la colère et la déception que la peur.
— J'avoue que je n'étais pas très rassurée, mais, me voyant abandonnée, j'épaulai « Fanny » — c'est ma Winchester, précisa-t-elle en souriant —, et je tirai deux balles en direction de l'affreuse apparition. La tête de monstre continua de ricaner — il me semble encore entendre son rire sinistre — puis disparut graduellement, sans laisser de trace.
Mise au courant des événements similaires auxquels avaient assisté les quatre explorateurs, la jeune Américaine s'exclama avec intérêt :
— Je vais faire un reportage sensationnel. Et, avec votre permission, je me joins à votre expédition ! Jean Kariven poussa un soupir, hésita un moment, puis, déclara :
— Je ne vois pas comment nous pourrions vous en empêcher. Puisque nous devons maintenant veiller sur vous, autant que vous reveniez avec nous au camp de base.
Barbara Turner regarda froidement Kariven et, vexée, répondit :
— Cela n'a pas l'air de vous enchanter ! Laissez-moi donc seule, j'arriverai bien à rattraper mes porteurs...
Kariven lui prit le bras et, la forçant presque à monter dans la jeep, rétorqua :
— Non ! Cela ne me fait pas plaisir, car je trouve toujours ridicule pour une jeune fille, fût-elle reporter au Saturday Night, de courir au devant du danger !
En bougonnant, l'Américaine s'assit à l'arrière, à côté d'Angelvin. Tout deux se regardèrent. Le jeune ethnographe ouvrit les bras en signe d'impuissance et, haussant les épaules, dit à mi-voix :
— Ainsi en a décidé le chef de mission. Mais si ça ne lui fait pas plaisir, il n'en est pas de même pour moi, Miss Turner.
Barbara lui jeta un regard de biais, puis tous deux rirent de bon cœur. La jeep démarra, laissant les mules devant une abondante provision de fourrage, afin qu'elles attendent la venue de Gunga Shrino auquel serait confié le soin de veiller sur l'équipement de la journaliste.
Sur le chemin du retour, la jeep rattrapa les Sherpas qui avaient abandonné la jeune Américaine. Celle-ci les interpella et ne se priva pas de les tancer vertement, les menaçant de déchaîner sur eux les démons infernaux s'ils ne revenaient pas illico à son service.
A la vue de leur maîtresse debout dans cet engin diabolique monté sur roues, les Sherpas, superstitieux et encore sous le coup de l'émotion, se mirent à débiter des lamentations accompagnées de profondes courbettes. Chacun l'assurait de son entier dévouement... tout en demandant une substantielle augmentation de salaire, comme il est de coutume chez ces êtres arriérés, mais non philanthropes, lorsqu'ils se trouvant devant un événement imprévu attribué aux Dieux.
Après une laborieuse discussion, quelques roupies décidèrent les porteurs à revenir sur leurs pas et à attendre leur maîtresse et les autres Sahibs à l'entrée de la gorge où Gunga Shrino, amené en jeep, viendrait les rejoindre à la nuit tombée.
C'est tout à fait rassurée pour son chargement et pour ses mules que Barbara Turner fit son entrée dans Khokhoung-Tsaka.
Michel Dormoy, malgré l'étonnement provoqué par l'arrivée de la charmante Américaine, ne s'attarda pas à un long discours de bienvenue. Assis dans le hangar au pied de son émetteur-récepteur, il passa rapidement à un sujet moins agréable.
— J'ai capté une émission en langue inconnue sur la même longueur d'onde que le message d'avertissement qui nous a été adressé précédemment. J'ai distingué, au passage, quelques noms chinois et thibétains, mais il me fut impossible de saisir le sens général du communiqué, — car c'était un communiqué !
— Bref, « on » l'a répété trois fois... Je l'ai enregistré sur magnétophone. Ecoutez-le...
Michel Dormoy abaissa un contacteur, tourna un bouton de puissance, vérifia la modulation et attendit.
Le coffret rectangulaire du magnétophone luisait sous la lumière de la lampe à acétylène accrochée au mur. De l'extérieur parvenait le ronronnement du groupe électrogène alimentant les appareils électriques. Le fil magnétique passait rapidement d'une bobine à l'autre. Au bout de quelques minutes, le haut-parleur grésilla et une voix rauque retentit.
Robert Angelvin, accroupi devant l'appareil, écoutait attentivement. Barbara Turner, le Major Bruce, Kariven et Dormoy — ce dernier surveillant l'œil électrique et la modulation — ne soufflaient mot.
A la porte d'entrée, Gunga Shrino, timidement, avança la tête, cherchant à voir la nouvelle venue.
L'ethnographe, l'oreille tendue, paraissait de plus en plus surpris par la teneur du message qu'il était seul à comprendre. Un pli soucieux barrait son front.
Lorsque la voix reproduite par le magnétophone se tut, il se releva lentement et, sidéré, déclara :
— Si le message n'est pas une plaisanterie — et il n'en a pas l'air ! — nous venons de découvrir la plus extraordinaire machination scientifique de tous les temps...
— Tu as compris ce discours sibyllin ?
— A peu près, Kary. Le speaker parlait en sanscrit thibétain, une langue oubliée que l'on enseigne à de rares initiés dans les monastères sacrés de Lhassa. Un vieil anachorète auquel j'ai sauvée la vie, il y a deux ans, au cours de mon dernier voyage d'étude dans la province de l'Outsang, m'enseigna cette langue ancienne. Bref, le communiqué en question révèle qu'à Bakrahna « l'Invincible Soleil d'Or » est prêt à frapper. Le message, probablement destiné à des agents ennemis ou à des postes avancés, déclare ceci : l'armée des Yétis — je ne me souviens plus de la signification de ce mot — attend les dernières consignes. La construction des « fusées ionosphériques » est enfin terminée. Les escadrilles sont en formation, et les « Sept Sages » rayonneront bientôt sur le monde... Il est également question de Kuong-Ling-Tung — le chef communiste Chinois — ainsi que d'un certain général Mikaïlowitz Brodzky, de l'Armée Rouge... J'avoue que je ne comprends pas très bien certains passages du message, ma connaissance du sanscrit thibétain étant très incomplète. Mais il me semble que la position de ce général Brodzky est équivoque...
Jean Kariven, selon son habitude en face d'une situation peu ordinaire, retroussa sa lèvre inférieure et, faisant une moue perplexe, déclara :
— Deux choses me paraissent paradoxales dans ta traduction. Comment peut-il être question de « fusée ionosphérique » dans une langue morte ? Et, surtout, comment peut-on parler d'escadrilles de ces engins alors que les fusées ionosphériques n'en sont encore qu'au stade expérimental ? A ma connaissance, les seuls êtres vivants transportés par ces fusées furent, aux U.S.A., un singe et deux souris ?
— That's right ? ([4]) demanda-t-il en se tournant vers Barbara Turner.
— That' s right, Boy, confirma l'Américaine, fortement intriguée.
— J'en conviens, concéda Angelvin. J'ai traduit par « Fusées Ionosphériques » les mots « Dragons et Guerriers volant au-dessus de l'air » ou quelque chose de ce genre. Il est indiscutable que, par cette métaphore, ces gens entendent désigner des appareils capables de voler au-dessus de l'atmosphère. Il faut donc admettre qu'ils possèdent des fusées habitables que nous, civilisés, ne sommes pas encore parvenus à construire !
— C'est inadmissible ! intervint le Major Bruce. Tant qu'il s'agissait de magie, d'apparitions et de phénomènes diaboliques, je vous suivais, parce que connaissant bien le mysticisme oriental ; mais des fusées ! Y pensez-vous ? Et qu'en feraient-ils, si cela était ?
— Mes dons de polyglotte ne s'étendent pas jusqu'à la double vue, rétorqua placidement l'ethnographe Angelvin. Vous remarquerez que je n'ai traduit qu'une partie du message et, en toute honnêteté, je n'y ai rien ajouté. De nombreuses lacunes subsistent... que nous ne pourront combler qu'à Bakrahna...
— O.K. Quand partons-nous ? demanda la blonde Américaine en astiquant sa Winchester.
Jean Kariven la regarda et, ironique :
— Vous avez dû, sans doute, voir beaucoup de films Western, Miss Turner ? Ne pensez-vous pas qu'il serait indiqué de prendre des forces avant d'aller rêver de Buffalo-Bill ?
— Rêver ! s'indigna-t-elle. La catastrophe du quadrimoteur ne vous ouvre-t-elle pas les yeux ? Ne voyez-vous pas que ces gens-là... ces... cet ennemi invisible nous surveille et ne cherche qu'à nous perdre ? Nous ferions mieux de partir cette nuit même afin d'atteindre Bakrahna à l'aube au lieu de perdre du temps ! C'est vous qui rêvez !
La riposte de la fougueuse journaliste donna à réfléchir aux quatre explorateurs.
— Si, à l'entrée du défilé où vous m'avez trouvée, continuat-elle, mes porteurs et moi vîmes cette monstrueuse apparition, c'est que noire colonne avait été aperçue de loin par une sentinelle dissimulée dans les falaises. La nuit, nous passerons peut-être inaperçus..
— Vous avez raison, admit Kariven.
Du regard, il interrogea ses amis.
— Qu'en pensez-vous ? s'enquit-il enfin.
Tous en convinrent et, fébrilement, ils préparèrent le départ après avoir promptement englouti un copieux repas. Une colonne de porteurs était partie, chargée des vivres et du carburant, en direction du défilé qu'elle n'atteindrait qu'à l'aube. Là, elle devrait se dissimuler à l'Est de l'entrée de la gorge et attendre les ordres.
Afin d'alléger la jeep au maximum et de permettre aussi une plus grande liberté d'action, l'hélicoptère, piloté par Dormoy, emporta une partie du matériel et notamment les armes qu'avait passées clandestinement le major Bruce. Lorsque, tous feux éteints, la jeep, ayant à son bord Barbara Turner serrant précieusement sa caméra, ses films et son inséparable Winchester, arriva à l'entrée du défilé, ses occupants trouvèrent Gunga Shrino en train de molester les Sherpas qui s'étaient enfuis en voyant atterrir l'hélicoptère. Frappés de terreur à la vue de cet autre monstre (volant, celui-là), les superstitieux Thibétains avaient cru que les menaces diaboliques de leur blonde maîtresse entraient en exécution !
La Lune éclairait le paysage désertique d'une lueur blafarde. Dans la nuit froide, les étoiles scintillaient au-dessus des sombres montagnes escarpées. Par rafales, un vent hurlant chargé de sable — annonce de la pré-mousson — fouettait les explorateurs avec rage.
Silencieusement et dans l'obscurité, l'hélicoptère fut tiré jusqu'à une profonde anfractuosité, sorte de faille naturelle large d'une quinzaine de mètres, qui s'enfonçait dans les rochers, en retrait de la gorge. Le matériel, le carburant et les vivres y furent également entassés en attendant l'arrivée de la colonne de ravitaillement.
Les émetteurs-récepteurs à piles sèches
— Walkie-talkie — furent distribués, et le poste fixe à grande portée de la jeep fut essayé avec celui de l'hélicoptère.
Tout étant en ordre de marche, Michel Dormoy et Gunga Shrino restèrent auprès de l'hélicoptère, tandis que Kariven, le major Bruce, Angelvin et Barbara Turner montaient dans la jeep lourdement chargée.
Le petit véhicule, toujours feux éteints, s'engagea lentement dans le défilé de Kartsang-Là qui, peu à peu, se rétrécissait.
Longuement consulté avant le départ, le plan du vieux grimoire laissait entrevoir un rapprochement des parois latérales.
Dans le silence de la nuit, le ronronnement du moteur semblait faire un vacarme infernal.
Peu à peu, la portion de ciel visible au sommet de la gorge profonde s'effilait et devenait un étroit ruban mauve piqueté, çà et là, d'astres scintillants, témoins muets de cette singulière équipée.
Le sol, lit d'une rivière asséchée, était des plus irrégulier. La jeep, cahotée de droite et de gauche, montant sur une pierre, penchant dangereusement sur une déclivité du terrain, n'avançait qu'avec lenteur.
— A ce train-là, grommela le major Bruce, nous ne verrons jamais la fin de ce satané couloir !
— Patience, conseilla Kariven. D'après le plan, nous ne devons pas tarder à déboucher sur la plaine, après avoir franchi la montagne. Le défilé de Kartsang-Là n'a que huit kilomètres.
Moins d'une heure plus tard, vers vingt-deux heures, les parois rocheuses s'écartèrent et la plaine, de nouveau apparut, morne, désertique, sans vie, avec au loin une seconde chaîne de montagnes.
— Ouf ! soupira Angelvin en essayant de trouver une meilleure position sur son siège. Les Ponts et Chaussées doivent être en grève dans ce fichu pays !
— Dans la plaine, nous allons pouvoir rouler plus rapidement, promit Kariven. Encore soixante kilomètres en direction N.-N.-E. et nous atteindrons les Monts Soum-Amne-Là qui ne sont portés sur aucune carte, si ce n'est sur ce plan. Le second et dernier défilé menant à Bakrahna doit se trouver à l'Est de la Dent du Dragon...
— Encore faudrait-il savoir ce qu'est « la Dent du Dragon », remarqua Barbara Turner en offrant des chewing-gums à ses compagnons.
— Toujours d'après le plan, expliqua Kariven, c'est un pic rocheux qui ressemble à une dent., de dragon.
— Bien sûr, fit l'excentrique Américaine en grimaçant un sourire, tout le monde sait à quoi ressemble une dent de Dragon…
Amusé, Robert Angelvin écoutait les propos aigre-doux qu'échangeaient Kariven et la jolie journaliste.
— Jusqu'à maintenant, constata-t-il, tout va bien. Espérons que la gravité de nos ennuis éventuels n'excédera pas celle de vos discussions !
Si Robert Angelvin s'était retourné pour contempler derrière lui le sombre défilé, il n'aurait pas été jusqu'à dire que tout allait bien. Dans le décor naturel, la vue d'une chose insolite l'en aurait empêché : au sommet de la gorge, une grande tour triangulaire construite en poutrelles d'acier entrecroisées, dominait le paysage désertique.
L'antenne d'une station émettrice de télévision n'est pas chose courante au Thibet — et pour cause ! Le pays, à l'exception de Lhassa et de quelques autres villes, n'est même pas électrifié ! Et ces « villes » sont encore loin de posséder l'aménagement technique des agglomérations européennes. Il s'en faut. Au Thibet, un poste de radio est une curiosité, voire un luxe que seuls des privilégiés peuvent s'offrir, et, surtout, utiliser.
Un autre sujet d'étonnement, pour Angelvin, aurait été cet ascenseur tubulaire qui, de la station émettrice bâtie au sommet de la gorge, descendait vertigineusement au cœur même de la montagne pour s'arrêter finalement à l'entrée d'un impressionnant tunnel bétonné.
La porte coulissante de cet ascenseur livra passage à un Thibétain vêtu d'une tunique rouge. Brodé sur sa poitrine, un soleil d'or rayonnait.
L'homme, avec l'aisance d'un bourgeois s'infiltrant dans sa 4 CV, prit place à bord d'un curieux véhicule bi-place, sorte d'auto-skooter roulant sur trois rails, et démarra silencieusement.
Sous cet engin bizarre, une langue de métal glissait sur le rail central en projetant une série d'étincelles violettes.
A trois cents mètres au-dessus du tunnel, sur les crêtes rocheuses, la station émettrice de télévision faisait entendre un faible bourdonnement de machine. Un Thibétain, vêtu comme son prédécesseur d'une tunique rouge ornée d'un soleil d'or, manipulait attentivement les nombreux boutons et contacteurs d'un tableau de commandes. incliné sous ses yeux bridés, un écran télévisionneur clignota. Une vue de la plaine désertique s'y dessina, éclairée par la lune. Les demi-teintes engendrées par la clarté lunaire et, surtout, l'étonnante impression de profondeur produite par le relief auraient enthousiasmé les possesseurs des modestes « vidéo » en noir et blanc sur 819 lignes !
Peut-on imaginer que cela se passait non pas sur une autre planète mais bien sur la Terre, en 1953, et dans une contrée renommée pour sa civilisation primitive ?
Après avoir fait la mise au point, le Thibétain amena ce qui l'intéressait dans son champ visuel.
Comment, sans caméra télévisionneuse braquée sur l'objectif à filmer, la jeep apparut-elle sur cet écran ? Les techniciens occidentaux n'auraient pu le dire.
Ainsi, des Thibétains — ces êtres arriérés, mystiques et superstitieux — avaient inventé ce que tous les savants du monde recherchaient : capter à distance une scène et la transmettre aux récepteurs, mais sans le concours d'une caméra devant obligatoirement se trouver en présence du sujet à télévisionner.
L'image était nette, précise, sans ce tremblotement linéaire horizontal qui caractérise nos appareils de télévision. La jeep semblait être à portée de la main ! Ses occupants, loin de se douter qu'ils faisaient l'objet d'une si minutieuse surveillance, roulaient vers leur destin.
Le Jaune sourit. Il tourna l'un des boutons gradués et la jeep disparut de l'écran pour céder la place à une autre vue en relief coloré.
L'écran télévisionneur montrait cette fois une pièce circulaire — vaste poste de commande — aux murs métalliques tapissés de volants, disjoncteurs, contacteurs et cadrans de contrôle.
Un homme, portant le même vêtement que celui qui l'observait, surveillait ces divers appareils. De temps en temps, il jetait un coup d'œil à un grand écran mural montrant des vues changeantes : intérieur de temple, laboratoires, lamaseries ou, encore, les rues mouvementées d'une ville européenne !
Le Thibétain se retourna et marcha. Son image grandit alors sur l'écran de la station émettrice dissimulée au sommet du défilé.
— Loukden ? appela le télé-radio observateur. Une jeep montée par quatre Blancs — trois hommes et une femme — se dirige vers la Dent du Dragon. Ils sont armés, munis d'émetteur-récepteurs individuels et viennent de quitter la gorge de Kartsang-Là... Nous ne les attendions pas avant demain matin. Kora Topki est reparti sur-le-champ pour Bakrahna. Il visitait mon installation télévisionneuse lorsque les Blancs ont été détectés. Surveille l'entrée du défilé de Danka-Kilong. Tu sais ce qui te reste à faire quand ils s'y engageront...
La jeep ralentit son allure. La masse énorme des Monts Soumne-Amne-Là se dressait devant elle comme une barrière infranchissable.
— Le défilé de Danka-Kilong doit être à quelques kilomètres, à l'Est, précisa Kariven. Nous l'atteindrons dans moins d'une heure, mais, en pénétrant dans ce corridor de roc, la plus extrême prudence sera de rigueur.
Les indications du plan s'avérèrent exactes. Douze kilomètres plus à l'Est, une seconde gorge partageait la montagne, encore plus sombre et plus étroite que le défilé de Kartsang-Là.
La jeep s'enfonça très lentement dans la passe qui faisait un coude assez brusque. A partir de cet endroit, la lune, qui passait à la verticale, éclairait le fond du défilé. Le sol semblait moins chaotique et les passagers éprouvèrent un soulagement à se sentir moins bousculés. Leur randonnée dans la pierraille du désert avait été particulièrement désagréable.
Robert Angelvin mit le contact à l'émetteur de la jeep et appela Michel Dormoy. Après plusieurs essais, la voix du géophysicien lui parvint, faible et lointaine. Ces régions montagneuses et ces vallées profondes ne facilitaient pas les liaisons radio.
Angelvin rassura Dormoy et lui donna leur position. Il s'apprêtait à couper lorsqu'un grincement métallique, très aigu, résonna et se répercuta lugubrement dans le défilé, à l'arrière du véhicule.
Inquiets, Kariven et ses amis se retournèrent. Ils furent alors cloués de stupeur. Glissant dans des rails creux, une formidable grille en acier sortait d'une paroi rocheuse pour aller s'encastrer dans la paroi opposée.
Le défilé de Danka-Kilong fermé, toute fuite vers le Sud, vers les régions « à peu près civilisées », devenait impossible !
Atterré, Angelvin expliqua brièvement à Dormoy ce qui venait de se produire. Il lui demanda ensuite de prendre l'écoute pendant cinq minutes toutes les demi-heures, ceci afin d'économiser les batteries de l'hélicoptère.
C'est à ce moment que montèrent dans la nuit des râles féroces, terrifiants, à quelque cent mètres à peine à l'avant de la jeep !